La "valse des continents" d'Alfred Wegener :
un nouveau paradigme en Sciences de la Terre

Nathalie Bardet



Nathalie Bardet est Chargée de recherche au CNRS au Centre de Recherche sur la Paléobiodiversité et les Paléoenvironnements du Département Histoire de la Terre du MNHN, paléontologue et spécialiste des reptiles marins mésozoïques. Les membres de la SAGA la connaissent bien puisqu'elle est déjà intervenue plusieurs fois lors de nos conférences mensuelles, la dernière étant sur les gisements fossilifères des Phosphates du Maroc. Aujourd'hui, elle nous parle d'Alfred Wegener, un savant qu'elle admire et qui, au début du XXe siècle, a révolutionné les idées dans le domaine des Sciences de la Terre.

Une brève biographie d'Alfred Wegener

Alfred Wegener naît le 1er novembre 1880 à Berlin, dans une famille protestante prussienne. A l'université, il étudie les mathématiques et l'astronomie, mais ces disciplines abstraites lui conviennent assez mal, lui qui a un goût prononcé pour la nature, le sport et l'aventure.

Plutôt que de devenir astronome, il commence sa carrière comme météorologue à l'Observatoire Aéronautique de Lindeberg, une fonction qui correspond mieux à sa personnalité. Le poste lui donne l'opportunité d'établir avec son frère Kurt un record mondial de vol en ballon (52 heures) et de participer à une expédition danoise au Groenland (1905-1906). Il rencontre à cette époque le grand météorologue Wladimir Köppen qui devient son ami, puis son beau-père et avec qui il travaillera toute sa vie.

En 1908, il passe son doctorat en astronomie à l'université de Marbourg et il en devient le premier météorologue. En 1912, il publie un article de dix pages, Die Enstehung der Kontinente, où il expose pour la première fois ses idées sur la dérive des continents. On peut regretter que le centenaire de la publication de ce texte important soit passé pratiquement inaperçu pour le grand public ; les initiatives comme la conférence Cent ans de Dérive des Continents : Hommage à Alfred Wegener organisée en novembre 2012 par Eric Buffetaut et Nathalie Bardet à la Société Géologique de France ont été très peu nombreuses.

En 1912 et 1913, il participe à une seconde expédition allemande au Groenland. A son retour, il se marie avec Else Köppen, la fille de Wladimir Köppen. Il est mobilisé au début de la Première Guerre mondiale, et, deux fois gravement blessé, il continue la guerre comme météorologue, en arrière du front. En 1915, il publie Die Enstehung der Kontinente und Ozeane (L'origine des continents et des océans), son oeuvre majeure qui sera plusieurs fois révisée et rééditée avant sa mort.

Après la guerre, il est nommé météorologue à l'Observatoire maritime de Hambourg, puis en 1924, il devient professeur de météorologie et géophysique en Autriche, à l'université de Graz. Il fait une troisième expédition au Groenland en 1929, et une quatrième en 1930. Il meurt tragiquement pendant cette dernière, en novembre, juste après avoir fêté son 50ème anniversaire, près de la base d'Eismitte, en plein centre du Groenland, ainsi que son ami et guide groenlandais Rasmus Villumsen. Son corps sera retrouvé l'année suivante et sera inhumé sur place.

Si Wegener est aujourd'hui principalement connu pour ses travaux sur la dérive des continents, on est frappé par l'importance qu'il a donnée à ses expéditions au Groenland ; or, celles-ci avaient en premier lieu un intérêt météorologique (mesure de l'épaisseur de la glace, déplacement de l'inlandsis, aurores boréales, etc.), assez éloigné de ses recherches sur les mouvements des continents.

Outre le fait d'exercer son métier, ces expéditions ont permis à Wegener d'assouvir deux de ses principales passions : sa soif d'aventure et son goût prononcé pour la Nature, grandiose, belle et vierge. Il est à noter que cette philosophie de vie s'inscrit parfaitement dans la pensée romantique allemande où l'Homme (petit) est toujours intégré dans la Nature (grande), vision récurrente chez les peintres romantiques tels C. D. Friedrich.


Wegener en 1912
Source : Wikimedia Commons


Ses expéditions au Groenland
Source : Bardet modifié de Schwarzbach (1985)

La "valse des continents"

Au début du XXe siècle, la plupart des savants s'en tiennent à une vision classique de l'évolution de la Terre et pensent qu'elle s'est refroidie en se ridant comme une pomme. Dans ce modèle, les continents sont fixes, et les variations du niveau de la mer sont à l'origine des ponts qui les réunissent, ou des inondations qui les séparent.

Certes, on a bien observé la correspondance des côtes d'Afrique et d'Amérique du Sud ; l'idée des déplacements horizontaux des continents est dans l'air du temps, mais reste minoritaire dans la communauté scientifique. A titre d'exemple, on peut citer deux hommes qui ont eu cette intuition et l'ont formulée à leur manière : Antonio Snider-Pellegrini, un géographe créationniste français qui publie en 1858 La création et ses mystères et Frank Taylor, un géologue américain qui en 1908 présente une théorie du mouvement des continents devant la Geological Society of America.


Edition de 1915


Evolution de la position des continents
du Carbonifère à l'actuel


Correspondance des côtes
africaine et américaine
L'origine des continents et des océans
Source : Wikimedia Commons

Wegener reprend l'idée que les continents peuvent se déplacer horizontalement, mais, par rapport à ses prédécesseurs, il rassemble des dizaines de preuves issues de plusieurs disciplines scientifiques, les confronte, et développe considérablement les arguments justifiant l'hypothèse, ce qui en fait le père de la théorie de la dérive des continents. Son approche est ce que l'on qualifierait aujourd'hui de pluridisciplinaire. On peut résumer quelques uns de ses arguments pour montrer la diversité des domaines impliqués :

Finalement, ces observations le conduisent à la formulation de l'hypothèse d'une Pangée, continent unique qui se serait fragmenté à partir du Trias pour aboutir aux continents actuels... qui continuent à dériver.

En réalité, les travaux de Wegener contenaient un certain nombre d'erreurs et d'approximations (par exemple, sa Pangée n'a pas la même forme que celle que nous dessinons aujourd'hui), mais il faut reconnaître qu'il a utilisé avec beaucoup d'intelligence les connaissances disponibles à son époque dans le domaine des Sciences de la Terre. Notons que ces connaissances étaient limitées à des observations sur les continents et que les océans étaient pratiquement inconnus sur le plan scientifique.


Arguments paléontologiques utilisés par Wegener
Source : Wikimedia Commons

De la dérive des continents à la tectonique des plaques

Les publications de Wegener ont été publiées plusieurs fois de son vivant, elles ont été traduites et ont provoqué plusieurs débats et congrès internationaux. Cependant, ses idées ont soulevé beaucoup de scepticisme dans le monde scientifique et on les a même qualifiées de "doux rêves d'un météorologue allemand". Ses défenseurs ont été peu nombreux ; parmi eux, on peut citer le géologue suisse Emile Argand (La tectonique de l'Asie, 1924) et le géologue d'Afrique du Sud, Alexander Logie Du Toit (Our Wandering Continents, 1937).

En réalité, dans les arguments qui étayaient la théorie, il manquait la compréhension du moteur qui était à l'origine des mouvements. Wegener en était d'ailleurs parfaitement conscient lorsqu'il écrivait : "Il manque un Newton pour résoudre l'énigme du mécanisme de la Dérive". On est cependant surpris de constater que Wegener ne s'est jamais rapproché de certains de ses défenseurs comme Otto Ampferer, un géologue autrichien qui énonça dès 1906 une théorie des mouvements convectifs dans la lithosphère, ou Arthur Holmes, un géologue anglais qui a proposé une hypothèse similaire.

En fait, c'est de l'étude du fond des océans que surgirent les éléments qui manquaient à Wegener pour mieux expliquer sa théorie.

Il fallut attendre plusieurs décennies, de nouvelles technologies (échosondeur, écoute sismique, détection magnétique), et des campagnes d'exploration océanique telles que l'Ocean Drilling Program (= ODP) pour mieux comprendre les déplacements des continents. Plusieurs résultats importants ont été obtenus dans les années 1950-1960, tournant tous autour de deux découvertes majeures, les anomalies magnétiques et le « sea-floor spreading » :

Finalement, c'est vers la fin des années 1960 que la théorie de la tectonique des plaques fut élaborée par plusieurs géologues, principalement Jason Morgan, Dan McKenzie, Robert Parker et Xavier Le Pichon (1967-1968). Dans ce modèle, la Terre est divisée en un certain nombre de plaques rigides ; ces plaques sont purement océaniques ou océaniques et continentales. Elles sont alimentées en matière au niveau des dorsales océaniques et elles peuvent plonger l'une sous l'autre (subduction), se chevaucher l'une sur l'autre (obduction) ou coulisser l'une contre l'autre (failles transformantes).

Signalons que cette nouvelle théorie n'est pas synonyme de la théorie de la dérive des continents :

Si l'on voulait retenir une image, on pourrait dire que pour Wegener, un continent est un brise-glace qui se déplace dans la banquise, alors que pour la tectonique des plaques, un continent est un bateau pris dans la banquise qui est constituée de grands blocs se déplaçant les uns par rapport aux autres.

Conclusion

Quelques remarques en guise de conclusion :

Caspar David Friedrich

Das Eissmer (La mer de glaces) donne la vision romantique de l'enfer blanc, glacé et très « tectonisé » qui plaisait tant à Wegener.

Le deuxième titre du tableau Die gescheiterte Hoffnung (L'espoir échoué) peut nous ramener à la fin tragique de Wegener dans l'Arctique.

Source : Wikimedia Commons

Cette conférence était un bel hommage à Alfred Wegener, un scientifique atypique, attachant et quelque peu mystérieux. Nous remercions Nathalie Bardet qui nous a fait partager son enthousiasme et sa passion pour son héros. Nous l'applaudissons très amicalement... et l'accueillerions très volontiers pour de futures conférences.

Quelques indications pour approfondir le sujet de la conférence :