Sur les rivages des mers éocènes : du bassin de Paris au Sindh (Pakistan)

Didier Merle


Didier Merle est maître de conférences au Centre de recherche sur la paléobiodiversité et les paléoenvironnements, un laboratoire placé sous la triple tutelle du Muséum National d'Histoire Naturelle, de l'Université Pierre et Marie Curie et du CNRS. Il est spécialiste des mollusques du Tertiaire et est l'auteur de plusieurs ouvrages, notamment de « Stratotype Lutétien » et de « Fossil and recent Muricidae of the World ». Il a récemment effectué plusieurs missions dans le Sindh, une province du Pakistan riche en niveaux de l'Eocène. Il nous fait part aujourd'hui de certaines de ses observations qu'il compare à ce que nous savons des niveaux correspondants dans le Bassin parisien.

Un bref rappel sur la paléogéographie de l'Eocène

L'Eocène est la seconde série du système Paléogène, après le Paléocène et avant l'Oligocène. Il se situe entre 55,8 et 33,9 Ma et correspond à quatre étages : Yprésien, Lutétien, Bartonien et Priabonien.

A l'Eocène, les continents ont des formes relativement proches de celles qu'on leur connaît aujourd'hui, mais leur position est différente. En résumé :





Echelle stratigraphique du Cénozoïque
Source : ICS


Continents à l'Eocène inférieur (~ 50 Ma)
Source : d'après Scotese Animation, Paleogeography


Continents à l'Eocène supérieur (~ 35 Ma)
Source : d'après Scotese Animation, Paleogeography

L'Eocène est une période enregistrant des variations climatiques importantes. Il débute par une phase de réchauffement assez subite, appelée PETM (Paleocene-Eocene Thermal Maximum), et se termine par un refroidissement à la limite Eocène/Oligocène. Le niveau marin est en moyenne une centaine de mètres plus haut que le niveau actuel.

A l'Eocène, le Bassin parisien et le Sindh se situent respectivement aux extrémités occidentale et orientale de la Téthys. En réalité, le Bassin parisien n'est pas directement situé dans l'Océan Téthys, mais il communique avec lui par une ouverture située en Atlantique approximativement à l'emplacement de l'actuel Détroit de Gibraltar. Il n'est donc pas surprenant qu'on y retrouve des faunes marines analogues à celles du Sindh (exemples : Eopsephaea et Gisortia) puisqu'il n'y a pas de barrière physiographique entre les deux espaces.

Le bassin de Paris

Pour cette conférence, Didier Merle a retenu trois thèmes sur l'Eocène du Bassin parisien : une brève présentation des principaux paléontologues qui l'ont étudié, sa biodiversité, et l'étude des motifs des coquillages sous rayons ultraviolets.

Les grands paléontologues du Bassin parisien

On fait souvent remonter les premières observations de fossiles du bassin parisien au XVI e siècle et à Bernard Palissy. On peut par exemple mentionner sa visite à Venteuil (Marne) qui est un des sites majeurs du Lutétien : « ... je trouvay grand nombre d'espèces de coquilles de poissons, semblables a celles de la mer Oceane et autres. Parmi icelles coquilles s'en trouve de pourpres, de buccines de diverses grandeurs, bien souvent d'aussi longues que les jambes d'un homme. »

Mais pendant longtemps, les fossiles du Bassin parisien n'ont été considérés que comme des curiosités que l'on aimait collectionner, montrer, et parfois dessiner. A titre d'exemple, on peut citer les publications des soeurs Lister (Historiae conchyliorum) et le cabinet de curiosité de Madame de Courtagnon qui était très fréquenté au début du XVIIIe siècle.

Carl Linné (1707-1778), le fondateur de la systématique binominale, donne les premières descriptions scientifiques des mollusques lutétiens, et Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829) publie la première monographie d'invertébrés du bassin de Paris, le matériel provenant essentiellement du gisement de Grignon (Yvelines). Dans son traité « Mémoire sur les fossiles des environs de Paris » (1802-1809), il décrit 420 espèces malacologiques (en particulier le Campanile giganteum) dont 300 nouvelles. Puis, Jean-Paul Deshayes (1795-1875), également professeur de zoologie des invertébrés au Muséum reprend les travaux de Lamarck et publie deux gros traités sur les mollusques du bassin de Paris dans lesquels il fait un inventaire de 2 584 espèces malacologiques. Maurice Cossmann (1850-1924), ingénieur à la Compagnie des Chemins de Fer du Nord complète à son tour les travaux de Deshayes et dénombre 3 100 espèces malacologiques.



Portrait de J.-B. Lamarck
Source : d'après Stratotype Lutétien (Merle ed, 2008)


Vélin n°2 publié par J.-B. Lamarck
Source : d'après Stratotype Lutétien (Merle ed, 2008)


Campanile giganteum
Source : Lamarck, 1804

Ces travaux classiques ont été continués jusque vers les années 1980, époque à partir de la quelle on peut admettre que l'on a un inventaire significatif, des fossiles du bassin de Paris. Celui-ci a cependant deux limites : il n'est pas exhaustif et la précision stratigraphique de l'inventaire ne va pas au-delà de l'étage. Depuis une trentaine d'années, de nouvelles techniques sont apparues, notamment la photo numérique et le synchrotron qui donne accès à l'intérieur des fossiles sans les détruire. D'autre part, de nouveaux concepts comme celui de biodiversité ont émergé et ont orienté les recherches. Les paragraphes suivants présentent deux sujets d'étude récents découlant de nouveaux concepts ou de nouvelles technologies : le point-chaud de biodiversité de l'Eocène moyen et les patrons de coloration résiduels de mollusques.

Un point-chaud de biodiversité

Un point-chaud de la biodiversité (= hotspot) est une région correspondant à un réservoir significatif de biodiversité.

Le Bassin parisien a l'avantage de présenter une série de formations bien préservées, ce qui permet d'étudier l'évolution de la richesse des faunes marines pendant la quarantaine de millions d'années du Paléogène. Pour un grand nombre de familles de mollusques, on constate un pic bien marqué au Lutétien correspondant à un nombre impressionnant d'espèces de l'ordre de 1 550 pour les seuls gastéropodes.

Si l'on recense la faune du Cénozoïque de la côte atlantique française : on observe deux pics pour les gastéropodes, l'un au Lutétien et l'autre au Chattien. La plaine côtière des Etas-Unis (U.S. Gulf Coast) montre également une hausee significative du nombre d'espèces de gastéropodes au Lutétien. Cependant leur nombre est nettement plus faible que dans le Bassin parisien (400 espèces au lieu de 1 550) et le pic maximum de richesse s'enregistre au Bartonien.

Les premières hypothèses pour expliquer la présence de ce point-chaud au Lutétien sont les suivantes :

Ces raisonnements ne doivent cependant pas faire oublier que des biais dans les dénombrements des espèces fossiles sont toujours possibles. Par exemple, en comparaison d'autres régions ou d'autres pays, il existe un nombre particulièrement important de sites lutétiens dans le bassin de Paris ayant des fossiles en très bon état de conservation. De ce fait, la biodiversité au Lutétien est sans doute surestimée au regard d'autres régions où les fossiles sont moins bien conservés. Finalement, il faut admettre que les conditions de la formation du point-chaud de biodiversité du Lutétien dans le Bassin parisien restent à ce jour assez mal expliquées.

Evolution de la richesse spécifique des mollusques dans le Paléogène du Bassin parisien
Source : Stratotype Lutétien (Merle ed, 2008)

Les motifs colorés résiduels des coquilles lutétiennes du bassin de Paris

Chacun sait que de nombreux coquillages actuels présentent des motifs colorés. Le plus souvent, ces motifs ne résistent pas aux millions d'années de fossilisation et la plupart des coquillages fossiles nous apparaissent blancs.

Mais dans le bassin de Paris, l'état de conservation des coquilles est souvent suffisamment bon pour que les pigments n'aient pas totalement disparu et que leurs résidus restent visibles sous lumière ultraviolette. Dans la pratique, les coquilles sont trempées dans l'hypochlorite de sodium (eau de javel), puis lavées, et enfin éclairées aux rayons UV.

Cette technique d'observation, connue depuis quelques dizaines d'années, a été utilisée par Didier Merle sur un grand nombre d'espèces fossiles du Bassin parisien. C'est une aide précieuse à l'identification qui a permis de différencier des espèces jusque là confondues, mais il faut l'utiliser avec discernement et se rappeler qu'une même espèce peut parfois présenter des variations de motif. La technique permet également d'étudier l'évolution des motifs d'un même genre dans le temps et de les comparer éventuellement avec les coquillages actuels. On peut aussi s'intéresser aux pigments constituant le motif.

La porphyrine est un pigment rouge brun qui colore de nombreuses espèces et qui est particulièrement résistant à la fossilisation, mais à ce jour, la chimie de la plupart des pigments et de leurs produits dégradés est encore largement inconnue.



Pachycromium acuminata (Lutétien)


Mitreola labratula (Lutétien)
Coquillages du Lutétien du Bassin parisien éclairés aux UV
Photos Didier Merle

L'Éocène du Sindh, un domaine à redécouvrir

Le Sindh est une province de l'Est du Pakistan, frontalière avec l'Inde et traversée par la basse vallée de l'Indus.

En tant que spécialiste de la faune du Cénozoïque, Didier Merle a participé sur le terrain au projet Ranikot (2009-2014) regroupant plusieurs organismes (CNRS, MNHN, Université de Montpellier, Université du Sindh à Jamshoro) et combinant plusieurs disciplines (paléontologie, géochimie, sédimentologie). Son objectif est double :




Relation entre le bassin de Paris et le Sindh
Source : carte paléogéographique de l'Yprésien 50 Ma d'après Blakey


Carte géologique simplifiée du Lakhra
montrant le secteur de Jimpir-Jhiraak
et le Lakhra Dome

Source : d'après Merle et al. 2014 (Zoosystema)

Sur le plan géologique, le Sindh présente trois formations clefs regroupées sous le nom de Ranikot permettant des études dans un intervalle 65-50 Ma : formation Kadhro, formation Bara et formation Lakhra.

La formation Kadhro correspond au Danien, juste au-dessus de la frontière Crétacé/Tertiaire. On y récolte notamment d'immenses quantités de Cardita beaumonti (un bivalve probablement mort en masse) et un grand nombre de fossiles indiquant une certaine diversité de la faune au début du Cénozoïque : coraux solitaires, mollusques, oursins, crustacés (Schlueteria), restes de grandes tortues marines, de serpents géants (Gigantophis), de mammifères, etc.

La formation Bara date du Paléocène supérieur. Peu fossilifère, elle contient parfois des végétaux.



Couche à Cardita beaumonti (Gawar band)
Photo Didier Merle


Faciès à coraux solitaires et mollusques (Bara Nai)
Photo Didier Merle
Formation Kadhro (Paléocène inférieur)


Graines de Anonaspermum
Photo Grégoire Métais


Feuilles évoquant la forêt équatoriale
Photo Grégoire Métais
Formation Bara (Paléocène supérieur)
La formation Lakhra correspond à l'Eocène basal. C'est la région historique des recherches paléontologiques dans la région puisque Maurice Cossmann et Pissarro y ont décrit 107 espèces dès le début du XXe siècle. Deux secteurs, Jimpir-Jhiraak et le Lakhra Dome sont particulièrement intéressants. Cette formation combine une grande diversité d'invertébrés et une bonne préservation des fossiles. Environ 200 espèces de gastropodes dont 80 nouvelles ont été identifiées à ce jour, ce qui permet de dire que cette formation contient le plus riche assemblage de l'Est de la Téthys autour de la limite Paléocène-Eocène. Les observations faites dans la formation de Lakhra sont en cours de publication, mais les travaux de terrain ne sont pas terminés. Dans les années à venir, il faudra :





Tenagodus (Gastropoda)
Photo Didier Merle


Nautile (Céphalopode)
Photo Didier Merle
Formation Lakhra (Eocène inférieur basal)

Conclusion

Ces deux exemples, le Bassin parisien et le Sindh, montrent qu'après deux siècles de recherche, la paléobiodiversité des mollusques du Cénozoïque offre toujours un fort potentiel d'études et d'interrogations.

Les participants remercient très amicalement Didier Merle pour cette conférence. Ils ont apprécié ses qualités pédagogiques et son enthousiasme. Ils lui souhaitent beaucoup de succès dans ses futures recherches et espèrent le revoir prochainement sur un de ses sujets de prédilection. Ils l'applaudissent chaleureusement. Il n'y a pratiquement pas de référence grand public sur la géologie du Sindh, par contre le Lutétien du bassin parisien est bien documenté :





Didier Merle et Grégoire Métais en 2011
Photo Annachiara Bartolini


Deux étudiants de l'université du Sindh
Photo Didier Merle
Sur un des plus riches bancs à mollusques de la formation Lakhra appelé hostpot (2011)