Le Lutétien et le Cuisien du massif de Saint-Gobain (Aisne)

Le Lutétien est un thème de prédilection pour une association comme la SAGA qui est localisée en région parisienne ; Jean-Pierre Gély nous a déjà fait observer ce niveau lors de plusieurs sorties, les dernières étant dans l'Oise (Saint-Maximin et Bonneuil-en-Valois) et dans les Catacombes de Paris. Aujourd'hui, il nous emmène dans le département de l'Aisne, dans le massif de Saint-Gobain. Pour cette excursion, il a préparé trois arrêts : la matinée sera consacrée au chaos rocheux de Molinchart et aux roches de l'Ermitage ; puis nous passerons l'après-midi à Saint-Gobain, un lieu qui nous permettra d'étudier comment les hommes ont utilisé les ressources naturelles du site pour son développement.

Introduction : quelques repères géographiques et géologiques

Le massif de Saint-Gobain est situé à une vingtaine de kilomètres à l'ouest de Laon et une trentaine au nord de Soissons. Il est bordé par le plateau picard au nord, l'Oise à l'ouest, son affluent l'Ailette au sud et est séparé de la butte de Laon à l'ouest. Il culmine à 217 mètres et son contour est irrégulier, constitué d'une succession de buttes témoins et de reculées, aux pentes relativement abruptes.

Sur le plan géologique, le massif se situe à la bordure septentrionale du Lutétien du Bassin parisien. Des dépôts sableux éoliens du Bartonien (faciès de Fleurines) se sont déposés au-dessus du calcaire, d'où la couverture forestière du massif.

Le Lutétien est un étage de l'Eocène qui couvre 8 millions d'années. Il se divise en Lutétien inférieur, moyen et supérieur. Il est précédé par l'Yprésien qui regroupe deux sous-étages : l'inférieur est le Sparnacien et le supérieur le Cuisien. Le Lutétien est suivi par le Bartonien.

Echelle stratigraphique du Paléogène
Source : International Commission on Stratigraphy

Pour fixer les idées, nous donnons ci-dessous la coupe détaillée du Lutétien relevée à Saint-Maximin (une centaine de kilomètres au sud-ouest de Saint-Gobain). Mais n'oublions pas que le Lutétien recouvre une zone importante du Bassin parisien (environ 200 kilomètres dans sa plus grande dimension) et qu'en fonction de la localisation, les niveaux ont des épaisseurs variables, et peuvent même être parfois absents.



Coupe géologique du Lutétien (carrières de Saint-Maximin)
D'après A. Blondeau, publié par J. Gaudant, 2004

Le trajet

Nous quittons Paris par la porte de la Chapelle et l'autoroute du Nord puis empruntons la Nationale 2 en direction de Soissons. Il faut reconnaître que le paysage jusqu'à Crépy-en-Valois est particulièrement monotone : nous sommes sur la plate-forme structurale du calcaire de Saint-Ouen (Bartonien), recouverte d'un limon loessique qui en fait une riche plaine agricole. Le principal accident qui rompt cette monotonie est la butte de Dammartin (180 mètres), en prolongement de l'anticlinal du pays de Bray.

A partir de Crépy-en-Valois, le Lutétien arme la plate-forme structurale découpée par des vallées relativement encaissées et surmontée par des buttes témoins, comme celle de Villers-Cotterets, aux versants assez raides. On passe à côté de Saint-Pierre-Aigle et de ses carrières réputées pour la qualité de leur calcaire (Lutétien supérieur). On traverse ensuite la forêt de Retz où une bataille déterminante de la Grande Guerre s'est préparée en 1918 : une importante unité de chars s'y est camouflée avant de se lancer dans une attaque massive des lignes allemandes.

Puis on arrive à Soissons où l'on traverse l'Aisne. Nous passons ensuite le plateau du Chemin des Dames et Jean-Pierre Gély évoque l'offensive Nivelle de 1917 pendant laquelle les Allemands se sont repliés dans les carrières souterraines pour échapper aux tirs de l'artillerie française, ce qui leur a permis ensuite d'enrayer l'offensive de l'infanterie. Nous quittons la Nationale 2 pour nous diriger vers Molinchart, notre premier arrêt.

Arrêt n° 1 : le chaos rocheux de Molinchart

Molinchart est un petit village situé à quelques kilomètres seulement de Laon (à l'est) et du massif de Saint-Gobain (à l'ouest). L'observation se fait au lieu-dit la Hottée de Gargantua. C'est une petite butte témoin qui domine le paysage d'une vingtaine de mètres de hauteur. Le sol est sableux et le sommet est un gros rocher gréseux aux formes arrondies qui rappelle Fontainebleau aux Parisiens que nous sommes.

Nous nous trouvons dans les sables de Bracheux, datés du Thanétien (plusieurs millions d'années avant le Lutétien). Une partie du sable s'est silicifié pour former du grès. Sous le sable de Bracheux, on trouve une couche de sable glauconieux, peu fossilifère, puis le tuffeau de La Fère, qui lui, est fossilifère. Jean-Pierre Gély nous signale qu'il est difficile de dater avec certitude le processus de grésification et que le sujet fait toujours débat : certains géologues (dont il fait partie) pensent qu'il s'est produit peu de temps après le dépôt de sable, à la fin de la transgression (les formes mamelonnées seraient dues aux battements de la nappe phréatique), mais d'autres avancent l'hypothèse qu'il est beaucoup plus récent.

Le grès de cette butte est très dur et il a été exploité pendant des siècles pour la construction locale et la fabrication de pavés. Ces exploitations ont évidemment modifié le paysage et nous voyons aujourd'hui un paysage fortement anthropisé, même s'il apparaît assez naturel.

Après Molinchart, nous nous dirigeons vers Saint-Gobain et nous passons par Cessières, une localité connue pour sa tourbière qui abrite une faune et une flore protégées. Cette zone de marais est due à l'accumulation de l'eau ruisselant du plateau picard et bloquée par la barrière du massif de Saint-Gobain.
Chaos rocheux de Molinchart

Arrêt n° 2 : les roches de l'Ermitage

Le lieu-dit les roches de l'Ermitage est situé sur le massif de Saint-Gobain. L'endroit est agréable, dans la forêt, et est le point de départ de plusieurs circuits de randonnées. En contrebas de la route, on repère aisément les rochers parmi lesquels le plus spectaculaire est un gros bloc aux formes arrondies et mesurant plus de 5 ou 6 mètres de hauteur.

On remarque rapidement le faciès pierre à liards du calcaire : la roche est truffée de petits fossiles, plats et circulaires, dont la forme fait penser à de petites pièces de monnaie, d'où leur nom Numullites tiré du latin petite monnaie. Plus précisément, il s'agit de Nummulites laevigatus, un bon marqueur du Lutétien inférieur. Ce fossile benthique s'est déposé lors de la première transgression marine du Lutétien. Il vivait dans une eau chaude, calme et profonde d'une cinquantaine de mètres, et il y pullulait comme le montre la densité des tests dans le calcaire. On trouve ce niveau de pierre à liards dans le Noyonnais et le Laonnais, mais il ne fait que 30 centimètres d'épaisseur à Paris.

Les nummulites font partie du groupe des foraminifères et sont des protozoaires (animaux unicellulaires). Les petits disques incrustés dans la roche sont les tests des individus. Aux roches de l'Ermitage, ils mesurent de quelques millimètres à un centimètre environ de diamètre. Certains disques, fendus dans le plan équatorial montrent la forme interne qui est spiralée.

Les nummulites sont des fossiles communs au Paléogène (première période du Cénozoïque) et certains calcaires nummulitiques ont été utilisés en architecture, un des monuments les plus célèbres construit avec ce matériau est la pyramide de Khéops, près du Caire.

A quelques dizaines de mètres du gros rocher riche en nummulites, on observe un rebord rocheux et plusieurs cavernes ; certaines résultent de l'érosion karstique, d'autres sont des restes de carrières.


Rochers de l'Ermitage


Numullites et pierre à liards

Arrêt n° 3 : Saint-Gobain

Saint-Gobain est aujourd'hui un village d'environ 2 000 habitants, à 20 kilomètres à l'ouest de Laon. Situé sur un éperon rocheux, il domine la vallée de l'Oise au nord-ouest sur une soixantaine de mètres de hauteur. Au début du XIIIe siècle, Enguerrand III, sire de Coucy et opposant au pouvoir royal y construisit un château de type philippien : un plan carré, une tour à chaque angle et une tour principale. Au pied du château, une galerie percée d'archères suivait le périmètre de l'édifice et des fossés ont été creusés pour compléter la défense naturelle du site, ce qui le rendait pratiquement imprenable. Sans doute est-ce pour cette raison, que Louis XI ordonna la démolition du château en 1475.

En 1665, Colbert choisit Saint-Gobain pour implanter la Manufacture royale des glaces qui devint quelques siècles plus tard et après pas mal d'épisodes, la Société Saint-Gobain que nous connaissons aujourd'hui. Toutes les ressources nécessaires étaient disponibles : la silice avec le sable de Beauchamp (Bartonien), le combustible avec la forêt, l'eau avec les sources et les nappes phréatiques. La glacerie a été construite à l'emplacement même du château ; elle a cessé son activité dans les années 1990, une de ses dernières commandes prestigieuses a été la couverture vitrée de la pyramide du Louvre.

De nos jours, l'espace de la glacerie est une friche, au milieu de laquelle restent la chapelle du XVIIe siècle et quelques bâtiments du XIXe. L'activité industrielle a fortement détérioré le site en produisant de grands volumes de déchets vitreux qui ont été déversés dans les fossés et au pied du château.


La chapelle de la glacerie

La coupe géologique du site indique une succession de niveaux allant des argiles de Laon (Cuisien supérieur) aux marnes et caillasses (Lutétien supérieur). Une nappe phréatique se situe au-dessus des argiles de Laon, et une seconde est beaucoup plus profonde, dans les sables du Cuisien.

Saint-Gobain

Profil en long montrant le château et la basse-cour aménagés sur des plateformes ceinturées de fossés, après l'extraction de la pierre à bâtir pour la construction des ouvrages militaires

Source : D. Montagne et J.P. Gély

L'après midi de l'excursion est consacrée aux visites de la galerie du château et des carrières souterraines.

La galerie

La visite de la galerie commence par une salle souterraine, située à la base du banc de Saint-Leu, au-dessus de la pierre à liards. La galerie est au même niveau et fait le tour du château, sa section moyenne est environ de 2 mètres de large par 3 de hauteur :

Les carrières

Une fois terminée la visite de la galerie, nous pénétrons dans les carrières souterraines. Celles-ci ont été exploitées pendant des siècles, du Moyen-Age jusqu'à l'entre deux guerres mondiales. L'entrée actuelle est à la limite de la plateforme de l'usine et elles s'enfoncent sous le village, à une quinzaine de mètres de profondeur et sur une surface de 40 hectares. Le banc exploité était le calcaire à vérins, lambourdes et vergelés. On observe d'ailleurs pendant la visite des moulages de Cerithium giganteum (le grand gastéropode du Lutétien) et le foraminifère Orbitolites complanatus caractéristiques de ces formations.

Les besoins en eau de la glacerie étant importants, il a été rapidement nécessaire de trouver une alimentation autre que la nappe phréatique utilisée par le village. Dès 1782, on construisit un aqueduc de plus de 500 mètres de long qui récupèrait les eaux d'infiltration superficielles. Dans les carrières, il se présente sous la forme d'une goulotte et alimente plusieurs bassins. L'aqueduc fonctionne toujours et le débit est de 2 m3 par heure ; dans certains réservoirs, le contact de l'eau chargée en bicarbonate de calcium et de l'air fait précipiter de minces couches de calcite flottant à la surface de l'eau.

L'exploitation est à piliers tournés ; au cours du circuit, on constate nettement l'évolution des techniques : les zones exploitées récemment laissent de grandes perspectives aux surfaces régulières, ce qui contraste avec les parties plus anciennes.

A la fin de la visite, le guide nous montre une curiosité à laquelle on ne s'attend pas : un espace utilisé comme cellier avec une goulotte permettant l'approvisionnement en pommes depuis le village et un pressoir à cidre.



Paroi et toit


Calcite flottante dans un réservoir
Carrières souterraines de Saint-Gobain

Au retour, après être descendu du massif de Saint-Gobain, nous passons à Coucy-le-Château_Auffrique où nous voyons l'emplacement de l'ancien château qui surplombe la route. Celui-ci appartenait également à la dynastie des sires de Coucy et était du même style mais plus important que le château de Saint-Gobain. Il fut démoli en grande partie par Louis XIV et la tour principale qui était restée intacte fut minée par les soldats allemands à la fin de la Guerre 14-18.

Conclusion

Nous remercions très amicalement Jean-Pierre Gély ; nous avons beaucoup apprécié son érudition, sa gentillesse et sa patience. Nous remercions également l'Association d'études et de mise en valeur du patrimoine souterrain et archéologique de Saint-Gobain et de son château (APS), Denis Montagne qui en est le président et Sébastien Porcheret qui nous a accompagné pendant toute cette sortie. Signalons pour terminer que cette association organise des visites guidées le dernier dimanche de chaque mois (tél. 06-15-19-12-66) .

Quelques références et liens internet :